Maurice Fréchuret : La machine à peindre

(publié dans la Comète d’Ab irato, 1994)

La parution de La machine à peindre de Maurice Fréchuret est l’occasion de proposer ici un regard différent sur l’art contemporain. Cet ouvrage ne révolutionne pas le mode de lecture des œuvres d’art, mais il permet d’insister sur les limites d’une critique et d’un art produits d’une gestion consensuelle de la société qui s’achève : celle de la société d’économie mixte.

Avant-garde et économie mixte

Comme le fait très justement remarquer Rainer Rochlitz (Subvention et subversion), « après avoir été boudé comme une insulte organisée pendant la première moitié du XXe siècle, l’art contemporain est revendiqué après la seconde guerre mondiale par les patrimoines nationaux et accueilli en pompe dans des lieux d’exposition publics. Cette intégration de l’art subversif présente quelques analogies avec la pacification des conflits sociaux par l’état providence. Quelle que soit leur insuffisance, les subventions accordées à la création, à l’échelle municipale, régionale, nationale et internationale sont l’équivalent des “acquis sociaux” de l’après-guerre et fluctuent au même rythme qu’eux » (1). A la société consensuelle d’économie mixte qui succède à la guerre et à la crise, correspond un art du consensus, dont les effets se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Cet art qui apparaît avec la société d’économie mixte, on l’appellera ici un art d’économie mixte. Il commence avec la fin de l’expressionnisme abstrait américain à la fin des années 50, et prend fin actuellement avec la crise de la société d’économie mixte.

L’art d’économie mixte s’est constitué en réaction à l’idéologie radicale des avant-gardes des années 20 et 30 et aux philosophies de l’art et de l’histoire qu’elles exprimaient. Ces avant-gardes faisaient, d’une part fusionner la finalité artistique et la finalité révolutionnaire, l’idée était qu’il ne pouvait y avoir de réalisation de l’art sans suppression du capitalisme et, d’autre part, ingéraient dans la formation du langage artistique l’importance de l’expression inconsciente. En rupture avec la gestion capitaliste de la société, l’art était également en rupture avec l’ensemble de ses valeurs. Il se présentait ainsi comme une insurrection du je combinée à une révolte du collectif et valorisait naturellement l’importance de la psychanalyse comme instrument de connaissance. C’est en bloc que tout ceci est rejeté par l’art d’économie mixte, qui se présente avant tout comme un art intégré dans la société consensuelle, subventionné par l’état et les entreprises et dont les instruments de valorisation sont directement produits par les institutions (principalement les musées et les commandes publiques). Il se présente ainsi essentiellement comme un art pacifié.L’art d’économie mixte correspond ainsi à une démission collective des artistes face à la société, elle trouve ses fondements dans la prise en charge de leur art, par la gestion consensuelle de la société, et le contrat implicite qui lie de fait les différents « partenaires ».

La société d’économie mixte, libérale et sociale, en intégrant les artistes les a rendu inoffensifs, à tous les niveaux, dans leur expression artistique, dans leur attitude sociale, et dans leurs responsabilités individuelles. Par démission des artistes, il faut non seulement entendre la démission de l’esprit critique devant les gestionnaires de la société, mais aussi et surtout la démission en art et l’auto-neutralisation du langage artistique. En renonçant à son individualité autonome, l’artiste renonce également à ses prérogatives, à son langage. Il devient un artiste sans passé, sans inconscient, sans intuition, parlant le langage des autres, incapable de parler son propre langage, forcément subversif. Par pacification de l’art, il faut donc entendre un art de la castration. Un art sans désir, sans sensualité, sans passion sans affect. Un art de l’objectivité, mort, sans imagination, faux et froid comme une image de télévision. L’artiste d’économie mixte n’est donc pas seulement un individu irresponsable (on le paye pour cela, la société fait les choix pour lui, et il accepte ces choix: il décore les centrales nucléaires, les commémorations militaires, les cours des ministères, les halls des grandes entreprises avec l’interdiction de s’interroger sur l’activité de ces organismes), il est également dépourvu de personnalité artistique. Il n’a rien à dire, ni sur la société ni en société, si sur l’art, ni en art. A l’image d’Andy Warhol, il peut dire: « si je peins de cette façon, c’est parce que je veux être une machine et je pense que tout ce que je fais comme une machine correspond à ce que je veux faire« ; à l’image d’Arman il peut, une vie durant, accumuler des objets en les triant par qualité ou les détruire; à celle d’Yves Klein vendre du vide, de l’air. Son art est principalement quantitatif et son contenu dépourvu de qualité. Ou pour reprendre un mot d’Arman: sa qualité est essentiellement quantitative (Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne).

L’absence de choix chez ces artistes a pour effet de valoriser en retour la notion d’objectivité, de non-investissement personnel et d’effacement de la personnalité. L’artiste qui se veut sans inconscient, rend hommage à la réalité telle qu’elle lui est donnée, sans la critiquer ni la réinvestir. Se défiant de l’écriture automatique des surréalistes qui a marqué l’art jusqu’à l’expressionnisme abstrait américain des années 50 et qui se voulait enregistrement objectif de l’inconscient individuel, les artistes d’économie mixte valorisent les traces et les objets de la réalité. Un frigidaire en art d’économie mixte n’est pas seulement plus beau qu’une peinture ou qu’une sculpture, il évite aux artistes qui le réutilisent tel quel en tant que sculpture, à inventer des formes nouvelles issues de leur propre langage; c’est-à-dire de puiser dans leurs richesses personnelles les énergies artistiques nécessaires, de s’investir intimement dans un projet dont ils sont les uniques responsables et dans lequel on lira en eux comme une cartomancienne dans un jeu de cartes. L’artiste d’économie mixte, irresponsable et dépourvu de capacité de faire des choix et de les assumer, se réfugie naturellement dans l’agencement des objets inventés et fabriqués par d’autres. Réutiliser un objet fabriqué industriellement c’est bénéficier d’une forme reconnue au préalable par tous comme esthétique. C’est un objet sans qualité qui se charge magiquement d’aura artistique dès qu’il est introduit en art, l’art ayant en effet la faculté de transformer en originalité la banalité du quotidien – du moins théoriquement ; non par la faculté ou le génie de l’artiste mais par la procédure de valorisation artistique. Cette absence d’imagination, de personnalité est visible dès lors qu’on compare ce qui ne doit être considéré que séparément: un assemblage de paquets de gauloises bleues de Pierre Buraglio (1978) ressemble à un assemblage de paquets de gauloises bleues qu’aurait pu faire Arman. En prenant les objets tels qu’ils se présentent dans les étals pour les réintroduire en art, dépourvus d’histoire et hors de leur contexte d’origine, les artistes font leur la fausse conscience dont ces objets sont chargés. En ce sens, il partagent les valeurs idéologiques produites par la société, et derrière leur irresponsabilité apparente en sont aussi responsables. Leur réalité, c’est celle de la société consensuelle au sein de laquelle les conflits sociaux comme les crises économiques n’existent pas ou ne sont pas censés exister. Et où les objets sont tels qu’ils sont présentés dans les publicités.

L’art d’économie mixte ne se distingue pas par la production d’œuvres originales, c’est avant tout un art de la procédure avec les objets: on les trie, on les classe, on les accumule, on les rassemble, on les met en série, on les distingue par famille, on les détruit, on les définit, on les nomme, on les classifie, on les met en boîte, etc. Si l’art de la période précédente se voulait un art miroir de la psychologie, de l’introspection et de l’inconscient, l’art d’économie mixte ne renvoie plus à l’individuel, à l’unicité de la personnalité, puisque l’artiste est celui qui a démissionné de ses prérogatives d’autonomie politique, il renvoie seulement à la réalité faussement objective des objets et des matières utilisées. Avec la combinaison de la non identité revendiquée par les artistes et leur absence de réinvestissement critique de la réalité, l’art d’économie mixte se présente comme un art miroir de la société non critiquée et plus précisément comme un art miroir de la production, dans lequel les artistes procèdent, avec leurs agencements d’objets, à des simulacres de production. L’économie capitaliste a été bouleversée avec la crise et la guerre et de son effondrement dans les années 30 est née la société d’économie mixte, dont la principale nouveauté était que l’intervention de l’état dans l’économie devait permettre de réguler des phénomènes qui étaient jusqu’alors imprévisibles (les crises), et, à défaut de les supprimer, au moins d’en atténuer les effets. (2)

La réalité d’économie mixte c’est donc une gestion consensuelle, publique et privée de la société. Un art miroir de la production en société d’économie mixte sera donc à la fois miroir du privé et du public. Deux courants principaux émergent ainsi de l’art d’économie mixte de la fin des années 50 à aujourd’hui: le premier est celui des artistes miroirs de la production (et des œuvres miroir de la machine), le second est celui des artistes-fonctionnaires. La façon de procéder des premiers s’apparente à celle des personnels de l’industrie, voire aux grands cycles de la production (l’accumulation, la série, la destruction), celle des seconds à la façon de procéder des fonctionnaires de l’état (la taxinomie).

La machine à peindre

Maurice Fréchuret, dans La Machine à peindre (3), étudie les œuvres et les artistes miroirs de la machine (Andy Warhol, Roman Opalka, Jean Tinguely, On Kawara, etc.), sans prendre en considération les spécificités d’un art d’économie mixte: à savoir la combinaison de la non-personnalité artistique, du quantitatif et du contenu sans qualité, et du simulacre de la production. L’existence en art depuis la fin des années 50 d’artistes n’aspirant qu’à la dépersonnalisation et à n’être que des machines objectives (procéder comme si on était soi-même une machine), et ce « désir insensé, et pour tout dire incompréhensible, de travailler comme des machines, de procéder de la manière la plus “inanimée” possible et de fabriquer des oeuvres issues d’une mécanique qui, pour humaine qu’elle continuerait à être, ferait glisser la création vers le point d’affect zéro », n’est pas une hérésie, mais une dominante de l’art contemporain.

L’inadéquation d’un travail consacré aux œuvres miroirs de la machine sans prise en compte de ce qu’implique un art miroir de la production, est manifeste dès l’étude consacrée au sculpteur Jean Tinguely. Si l’auteur insiste sur l’importance des « machines à peindre » créées par le sculpteur dès la fin des années cinquante, il n’intègre pas la dimension de la destruction des machines créées par Tinguely (machines à peindre ou non) dans son exposé sur les oeuvres-machines. L’interprétation reste vague sur les raisons qui poussent Tinguely à détruire ses sculptures, action récurrente dans son oeuvre. C’est pourtant plus par la thématique de la destruction que par la dérisoire tentation de produire des tableaux au moyen d’œuvres-machines – qui sont finalement construites sans détour dans un esprit frondeur vis-à-vis de l’art – que l’œuvre miroir de la machine de Tinguely s’inscrit dans la perspective plus large d’un art miroir de la production. Dans le long et complexe simulacre du procès de la production, ces sculptures apparaissent, en quelque sorte, en amont des séries d’Andy Warhol ou des accumulations d’Arman. Les simulacres de ces derniers (la production en série de Warhol, les accumulations d’objets manufacturés d’Arman) renvoient à ce moment de la production où les objets sont fabriqués en série à la chaîne, dupliqués à l’infini, puis accumulés dans les hangars des grandes fabriques, avant d’être mis sur le marché, distribués de par le monde dans les grands magasins, pour revenir, transformés par le marché, sous forme de plus-value. Les sculptures, et l’attitude de sculpteur, de Tinguely singent plutôt ce moment tragique de la production où la concurrence aidant, les machines doivent être renouvelées, modernisées, remplacées par d’autres plus récentes, plus performantes, pouvant seules permettre la poursuite de ce mouvement frénétique de la production exponentielle. Les sculptures-machines de Tinguely sont à l’image de ces machines dépassées, vieillies par l’usure et les rythmes de production, qui n’ont plus qu’à être retirées de l’usine et être détruites. Comme le remarque l’auteur, « les sculptures de Tinguely sont des sculptures bien souvent malades, et il n’est qu’à entendre leur râlement ou leur gémissement continu pour s’en rendre compte ». L’œuvre de Tinguely a aussi une dimension contestataire visible dès les premières « machines à peindre » capables de produire mécaniquement des milliers de peintures insignifiantes, aussi bien ou aussi mal que les peintres de l’art abstrait des années 50 qui leur étaient contemporains et qu’elles caricaturent; cette dimension contestataire prend toutefois un poids tout autre dès qu’elle vise explicitement le principe de la production lui-même: « Tinguely s’ingénie à fausser le principe en installant dans ses machines des roues qui présentent toutes des vices de fabrication ou toutes les séquelles d’un usage abusif: dents usées ou manquantes, espaces différents entre elles, formes voilées et dissymétriques, autant d’imperfections qui vont amener à des dysfonctionnement inévitables ». Si on reconnaît dans les séquelles d’un usage abusif indiquées par l’auteur, la marque du simulacre de la destruction de machines usées par la production, et dans les vices de fabrication la trace d’un possible simulacre de la destruction de machines impropres à la production à cause de défauts inhérents à leur fabrication; on reconnaît aussi, dans l’insistance du sculpteur à fausser régulièrement le fonctionnement de la machine en ajoutant des espaces aléatoires dans la régularité des mécanismes, la volonté à peine voilée de compléter les deux précédents simulacres par celui du sabotage des machines. Ce n’est pas un paradoxe qu’un même travail peut simuler à la fois l’élimination des machines neuves ayant des défauts de fabrication ou de machines anciennes usées par la production, et le sabotage des machines par ceux-là mêmes qui les fabriquent ou les utilisent. On sait, en effet, qu’en art une même chose peut exprimer plusieurs idées différentes et que c’est dans leur synthèse que s’exprime leur sens général. Avec Tinguely, on a à la fois le simulacre d’un moment objectivé par la production et celui de son sabotage. Par cette action destructrice délibérée visant les machines de production, Tinguely introduit un acteur généralement ignoré dans les oeuvres miroirs de la machine, et plus généralement dans l’art d’économie mixte: les hommes qui travaillent effectivement sur les machines.

L’absence d’Arman dans cet ouvrage, pas une fois cité en 240 pages, est également symptomatique du défaut majeur de l’étude consacrée aux machines à peindre: Arman ne faisant pas d’œuvres à proprement parler miroirs-de la machine (il accumule et détruit des objets déjà manufacturés), est évacué du propos; on ne peut pourtant, mais à la condition de situer ces artistes dans la perspective plus large d’un art d’économie mixte, faire l’impasse sur son travail. Les destructions sont aussi récurrentes chez Arman (la série des Colères) que chez Tinguely, l’un détruit des objets déjà existants, l’autre produit des machines qu’il détruit, mais elles sont fondées sur des bases radicalement différentes les unes des autres, qu’il faut ici préciser. Arman ne crée pas d’objets nouveaux, il procède avec les objets déjà fabriqués. Il accumule ces objets et quelquefois les détruit. La violence exprimée dans les destructions est généralement intense (notamment pour les travaux des années 60-70), on notera qu’il n’a jamais détruit un violon qui n’était initialement le produit impersonnel d’une industrie. Les accumulations d’Arman se situent pour ainsi dire en aval des productions en série de Warhol: sans travailler sur les mêmes objets (mais le contenu des objets, en art d’économie mixte, est moins significatif que la façon de les agencer), on peut dire que Warhol produit à la chaîne les objets qu’Arman accumule. Mais l’art d’Arman se définit plus par la combinaison de l’accumulation et de la destruction que par l’existence parallèle de l’une et de l’autre. Arman procède ainsi au simulacre de ce mouvement de va-et-vient, constitutif de l’économie capitaliste, des périodes de croissance (production et accumulation de marchandises) et de crise (destruction des moyens de production en excédent: machines, marchandises, moyens humains). Les destructions d’Arman ne sont ainsi pas celles de Tinguely. A la différence de ce dernier, Arman ne détruit pas la machine productive, il détruit les objets en surnombre à l’image de l’économie en période de crise. C’est une vision objective de la production, qui n’est pas critique malgré la violence des actions.

Les artistes miroirs de la machine, comme le remarque l’auteur, ne se distinguent pas par des oeuvres originales mais par la façon de procéder avec les objets créés ou manipulés. Artistes miroirs de la machine, ils ne fonctionnent que pour produire des objets, quelle que soit la qualité de ces objets. Andy Warhol résume bien cette attitude lorsqu’il rêve d’un Deus ex machina qui lui donnerait des ordres qu’il n’aurait plus qu’à exécuter. Il n’aspire qu’à produire des objets ex machina (ex machina Warhol). C’est là un trait spécifique de l’art d’économie mixte, que d’être essentiellement un art de la procédure avec les objets. Les artistes-machines attachent très peu d’importance, finalement, au choix des objets qu’ils produisent, leur idéal serait même qu’on leur indique au départ ce qu’il faut créer, car une machine ne crée pas, elle ne fait que produire. La combinaison du quantitatif et de l’insignifiance du contenu dans les objets créés est, on l’a vu, un second trait spécifique de l’art d’économie mixte.

Les études consacrées à On Kawara et Roman Opalka sont nettement insuffisantes. L’auteur cherche à démarquer ces deux artistes de ceux faisant des oeuvres miroirs de la machine étudiées dans l’ouvrage, alors que ce sont précisément deux exemples, pour ainsi dire classiques, d’artistes de ce type.

Roman Opalka peint depuis 1965, sans interruption, des nombres de couleur blanche sur des toiles de fond noir. Il a commencé avec le chiffre 1 en haut à gauche de sa première toile, et lorsqu’il est arrivé au chiffre 1 + n au bas à droite de la même toile, après n lignes de nombres, il a continué la série à partir du haut à gauche de la seconde toile, et ainsi de suite. La série a été poursuivie imperturbablement jusqu’à aujourd’hui. Il enregistre parallèlement à haute voix, en polonais, les nombres qu’il peint (en fait, qu’il écrit à la peinture sur la toile). A la fin de chaque toile, il se fait photographier selon un rituel très précis: il se présente à chaque fois habillé de la même manière qu’à sa première toile de 1965 (« même attitude frontale, mêmes vêtements – chemise blanche au col ouvert -, même position de l’appareil et conditions d’éclairage toujours identiques ». Seul le vieillissement du visage indique qu’il y a eu progression dans les portraits. Son oeuvre est intitulée 1965/1°°, chaque tableau est un détail de l’oeuvre, et logiquement intitulé Détail: « Chaque toile est un tableau en même temps qu’un Détail puisque chacune fait partie d’une série déterminée ou programmée dès le début. De fait, le premier nombre d’une toile donnée suit le dernier de la toile précédente, assurant ainsi un enchaînement absolument régulier des séquences ». Tout pinceau utilisé, toujours de taille numéro 0, est remplacé à chaque nouvelle toile par un pinceau neuf. Enfin, depuis 1972, après avoir réalisé en sept années près de soixante tableaux, il ajoute 1/100ème de peinture blanche à ses fonds de couleur noire, de sorte qu’avec le temps, le fond s’éclaircit progressivement et qu’à terme l’artiste peindra blanc sur fond blanc, point ultime d’une oeuvre à prendre dans sa totalité. Voilà les points essentiels de l’art de Roman Opalka. On pouvait difficilement échapper à la description précise de la façon de procéder d’une oeuvre qui n’est compréhensible qu’à la condition d’être décrite dans son processus.

A la différence de Tinguely, d’Arman et de leurs libertés, Roman Opalka s’impose un rigoureux contrat de travail qu’il respecte scrupuleusement, parce que son simulacre est celui de la machine en train de faire (il ne crée pas de machine, il est la machine), et plus particulièrement celui de son usure. Les machines, les bâtiments, ne sont pas inusables. Si une machine après dix ans d’usage a perdu toute sa valeur, 1/10ème de sa valeur sera passée chaque année dans les marchandises qui auront été produites. A terme, totalement usée elle sera bonne à jeter et à être remplacée, sa valeur initiale aura été traduite dans les objets fabriqués et revenue sous forme de plus-value. Tinguely nous montre ces machines vieillies par l’usage, dans leurs derniers instants; Opalka décrit lui l’usure de ces machines, leur vieillissement progressif. Ses 1/100ème de blanc ajoutés à chaque toile au fond noir, sont l’équivalent des 1/10ème d’usure des machines, de même qu’à terme celles-ci ne fonctionneront plus, dépouillées totalement de leur vigueur et de leur énergie, de même l’oeuvre miroir de la machine Opalka aura atteint son terme lorsque l’artiste sera parvenu au point ultime où il peindra blanc sur fond blanc. Le vieillissement de l’artiste visible sur les autoportraits décline le même thème. L’écriture des nombres sur les toiles est à comprendre comme la comptabilité de l’usure, que tient scrupuleusement l’artiste-agent comptable. Lorsque le nombre final 1 + n aura été atteint, le livre des comptes pourra être refermé. Au terme de l’usure il y a la mort, de la machine et de l’oeuvre miroir de la machine. C’est pour cette raison aussi qu’Opalka ne peint pas des toiles, mais les détails d’une seule et même oeuvre: celle-miroir de la machine intitulée 1965/1976;°, dont le titre se lit comme un épitaphe.

Autre façon de procéder au simulacre des machines de production: celle d’On Kawara et ses Date Paintings (l’écriture à la peinture de la date du jour sur la toile, comme unique sujet de l’oeuvre). On a vu qu’on définissait ici l’art d’économie mixte comme un art miroir de la production, composé entre autres, d’œuvres miroirs de la machine ; que pour comprendre le sens de ces oeuvres, il fallait les ressituer dans le processus de production dont elles simulent un moment particulier; que l’art d’économie mixte est essentiellement un art de la procédure avec les objets; et qu’il se caractérise par la quantité des objets produits ou utilisés et l’insignifiance de leur qualité. Plutôt que de partir de la description de l’oeuvre pour en déduire la signification supposée, comme cela vient d’être tenté avec Roman Opalka, on va ici partir de la signification pour remonter à la description. On Kawara travaille sur le temps nécessaire à la production des objets dans un cadre social déterminé, à partir duquel peut être calculé le juste prix des marchandises. C’est-à-dire sur le temps nécessaire à l’ouvrier, ou aux ouvriers, pour fabriquer une marchandise. La force de travail devenue elle-même une marchandise, voit sa valeur déterminée, comme pour toute marchandise, par la quantité de travail socialement nécessaire à sa reproduction, dans un cadre social déterminé (alimentation, habillement, logement, etc.). L’objet fabriqué par Kawara consiste à l’écriture à la peinture de la date du jour sur la toile, ce que l’artiste appelle faire une Date Painting. Le titre des Date Paintings est déterminé par la date, la première s’est appelée JAN. 4, 1966, la cinquième JAN. 16, 1966, etc. Ce travail, la production des toiles, est complété par l’artiste d’un minutieux descriptif des conditions de travail et du cadre social dans lequel est effectué ce travail: 1) Les conditions de travail se définissent d’abord par le temps de travail. L’unité de temps définie par Kawara est la journée de travail. Si une toile n’est pas terminée dans la journée elle est automatiquement détruite le soir par le peintre. Comme n’importe quelle marchandise produite industriellement, les toiles de Kawara répondent en effet à des normes de fabrication précises, qui doivent être respectées. Lorsque le contrat n’a pu être rempli, la toile non conforme est détruite comme n’importe quelle marchandise défectueuse qu’on envoie au rebut. Aucun défaut de fabrication de l’oeuvre n’est autorisé par l’artiste. Les conditions de travail se définissent aussi par la quantité de travail et la description du travail: « L’artiste tient un journal qui recense la production annuelle des Date Paintings sous forme de calendrier où sont répertoriées la date et les dimensions des peintures. Les journaux annuels, genre classeur à feuilles perforées, conservent, en outre, le sous-titre respectif de chacune des oeuvres (rédigé dans la langue du pays où l’oeuvre fut peinte), ainsi que les échantillons de la couleur utilisée (4)« . Le cadre social, enfin, dans lequel est effectué ce travail est également déterminant, l’artiste n’omet pas de le décrire: ses calendriers et journaux annuels « apportent quelques informations supplémentaires rédigées dans la langue du pays où l’artiste se trouvait au début de l’année, ainsi que quelques photos montrant son environnement immédiat, comme son bureau ou son atelier. La longueur des sous-titres est très variable et peut aller de quelques mots seulement à un paragraphe plus complet. Ils peuvent emprunter leur style aux manchettes des journaux ou prendre l’aspect d’informations plus confidentielles. Ainsi la première Date Painting (JAN. 4, 1966) porte-t-elle en sous-titre un simple « New-York’s traffic strike« , alors que la cinquième (JAN. 16, 1966) précise que « Janine came to my studio ». On rejoindra donc l’auteur de La Machine à Peindre lorsqu’il écrit que « les livres du temps, les calendriers et autres Date Paintings qu’il a accumulés depuis longtemps constituent une formidable banque de données, d’une admirable exhaustivité, et organisée de la manière la plus rigoureuse ». Il s’agit bien d’une description presque scientifique du travail et de ses conditions. L’artiste envoie régulièrement des télégrammes à ses proches (intimes ou faisant partie du milieu de l’art), « le contenu des télégrammes envoyés par l’artiste faisant état de son maintien en vie ou de ce qu’il n’a pas l’intention de se suicider« . L’artiste procède au simulacre de ce qui détermine la valeur de la force de travail: la quantité de travail socialement nécessaire à sa reproduction, doublée des conditions de travail. On sait que la force de travail n’est payée, via le salariat, qu’au minimum permettant sa reproduction. On comprend dès lors que l’artiste-ouvrier, ayant produit depuis près de trente ans près de 1500 toiles toutes parfaitement semblables, estime nécessaire de rappeler qu’il est toujours vivant bien que n’étant payé que pour reproduire sa force de travail, et qu’il n’a pas l’intention de se suicider malgré le travail aliénant et absurde qui est le sien.

Barthélémy Schwartz

Notes :
(1) Rainer Rochlitz, Subersion et subvention, Paris, Gallimard 1994
(2) Paul Mattick, Crises et théories des crises, Champ libre, 1976.
(3) Maurice Fréchuret, La Machine à peindre, éd. Jaqueline Chambon, 1994

(publié dans la Comète d’Ab irato, 1994)
(publié dans la République des lettres, 1er septembre 1994, à l’initiative de cette revue)