73 notes sur la bande dessinée

Ces notes ont été (re)publiées dans L’Eprouvette n°2 (L’Association, 2006), et préalablement dans la revue avant-gardiste Dorénavant en 1986 et dans Labo n°1 (Futuropolis, 1990) – cf. fin de cet article.eprouvette2
– 1 –

« Ton public n’est ni le public des livres, ni celui des spectacles, ni celui des expositions, ni celui des concerts, tu n’as à satisfaire ni le goût littéraire, ni le théâtre, ni le pictural, ni le musical. » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe)

Le texte d’une bulle n’est pas le son de la parole.

Une bande dessinée qui n’est que la bande dessinée d’un film à réaliser n’est qu’un story-board.

Un auteur de bande dessinée qui fait des story-boards est un bédécinéaste.

Alors qu’on a appelé musique : le son-mélodique-articulé, littérature : la narration-écrite, et cinéma : les images-en-mouvement-simultané, la bande dessinée n’a pas de nom.

La bande dessinée, c’est une image globale formée d’images locales.

Un story-board, parce qu’il n’est qu’une série d’images cinématographiques figées, n’est pas encore de la bande dessinée, mais du cinéma non articulé.

La terrible habitude du cinéma.

Tous ces effets à tirer de la répétition.

Un élément qui réagit aux situations que sont les images.

Le sujet n’est pas l’essentiel en bande dessinée, les impressionnistes n’étaient pas des paysagistes.

– 2 –

La revue doit d’abord répandre l’idée d’une autre bande dessinée et celle de la faillite de la bande dessinée préhistorique. Après seulement, on pourra attendre d’autres générations des résultats remarquables. .

Voir l’œuvre de Pierre Alechinsky : rapport d’une grande image à des petites images circulaires.

Un titre qui donne un sens global à la planche, un élément déterminant de la planche.

Un faux Floc’h composé des images les plus figées (tautologie) de ses ouvrages (Blitz particulièrement, Blitz & Amidon très exactement).

Une image globale cachée par les images locales.

Dans chaque numéro de la revue, rendre compte de ce que l’on fait: elle sera l’unique véritable témoignage de ce que nous aurons voulu faire, et éventuellement réalisé.

Voir la séparation des images chez Mondrian, dans Boogie Woogie, la bande de séparation joue un rôle actif comme les images elles-mêmes.

« Les bandes dessinées qui m’intéressent sont celles qui ressemblent le moins possible au cinéma, parce qu’elles ne pourraient pas y être transposées. » (Propos de Federico Fellini, rapportés par Francis Lacassin, Pour un 9e art, la bande dessinée, 1971)

« Bertold Schwartz, qui selon toute vraisemblance, fut le premier à se brûler les doigts avec de la poudre à canon, trouva pourtant des gens qui voulurent lui contester ce mince bonheur. » (Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes)

Notes sur le personnage :

  • il n’agit pas sur l’action, il la fait puis la subit ;
  • construire l’histoire essentiellement sur une série de hasards qui remettent en ordre le désordre de l’action ;
  • personnage qui court ;
  • personnage face à l’action des objets;
  • il réagit à des situations.

Retrouver le plaisir du jazz.

Subdiviser une même image d’un personnage marchant de manière à composer une foule. Ou : image de base : le personnage marche seul. Image divisée : le personnage est inquiet. Image subdivisée : le personnage s’affole et court. Image de nouveau divisée : le personnage court, toujours plus vite, formant une véritable foule.

Rock’n’roll pop & un peu de Boogie Woogie. Contour des images par détournement de Boogie Woogie : voire, investir tels quels les espaces blancs du tableau de Mondrian.

Visit to Amsterdam.

Une bande dessinée de Magritte : La Clef des songes.

Passer de l’image globale aux images locales, et des images locales à l’image globale.

La bande dessinée comme langage, recherches sur le langage.

Réapprendre à parler. Ne pas parler le langage des autres, afin de ne pas exprimer leurs idées.

Le sens dans la synthèse des images séparées.

La bande dessinée nous intéresse comme langage, et le langage est la seule chose qu’il y ait de vraiment passionnante au monde.

Ce langage qui nous intéresse en bande dessinée est celui des images.

Il y a trois sortes de jeu sur les images. Ces trois sortes de jeu définissent à eux seuls l’art des images sous toutes ses formes particulières, que ce soit la peinture, le cinéma ou la bande dessinée. On verra qu’en étendant cette notion de l’image à celle de territoire, on peut esquisser le rapport que la bande dessinée peut entretenir avec la sculpture. Il y aura des sculptures qui seront de la bande dessinée. L’absence de nom particulier pour désigner la bande dessinée apparaîtra alors dans sa splendeur grotesque : son nom même est une entrave à son développement (c’est même là une entrave propre à la langue française : les mots fumetti et comix n’impliquent nullement qu’une bande dessinée soit effectivement une bande dessinée).

Une image-unique investie ou non investie définit la peinture, ainsi que toutes les formes particulières que peut prendre en art l’image unique. L’histoire de la peinture déploie un prisme qui va de l’image investie à l’image non investie (la toile non peinte exposée et signée en tant que peinture).

Une image faite d’images multiples ,vues de manière simultanée définit le cinéma. De même que pour la peinture, il n’est pas nécessaire que cette image faite d’images soit investie pour que cela soit quand même du cinéma. Un film de Robert Bresson est du cinéma, tout comme un film composé uniquement d’images blanches ou noires. On peur réaliser un film entièrement fait d’images bleues ou vertes, ce sera du cinéma.

Une image, enfin, juxtaposée avec une autre, donnant alors une image globale faite d’images locales juxtaposées, c’est de la bande dessinée. La bande dessinée est dans l’image globale faite d’images locales juxtaposées à investir, et nulle part ailleurs. Ceci est la seule définition de la bande dessinée qui nous intéresse, et seule la bande dessinée ainsi définie mérite à nos yeux d’être pratiquée.

Trois sortes d’images, donc, définissant trois genres: la peinture, le cinéma et la bande dessinée. Quand un peintre prend la bande dessinée comme sujet de sa peinture, il fait alors de la peinture. Quand il se met à parler le langage de la bande dessinée, quelles que soient les techniques qu’il utilise, il fait de la bande dessinée. Andy Warhol a fait des bandes dessinées, Roy Lichtenstein n’a toujours fait que de la peinture.

Ce n’est pas le contenu particulier des images juxtaposées qui définit la bande dessinée, mais la juxtaposition de ces images. La dialectique texte / image n’est qu’accéssoire dans la bande dessinée: une image globale faite d’images locales vierges juxtaposées serait quand même de la bande dessinée.

La forme appauvrie du cinéma qu’est le story-board est un moment de la bande dessinée, probablement son pire moment. La réalité du story-board est tout entière dans cet entrefilet relevé dans un périodique spécialisé :
« Le cinéma s’intéresse de plus en plus à la BD ! Rien qu’en ce qui concerne Dargaud, on note cinq titres à l’étude : Le Chanteur de Mexico de Pétillon, Les Disparus d’Apostrophe du même Pétillon, Les Phalanges de l’ordre noir de Bilal et Christin, Le Vagabond des limbes de Godard et Ribeira. Et cela risque fort de n’être qu’un début. »

Il est naturel que la bande dessinée qui monte au pinacle la peinture lorsque celle-ci la prend comme sujet, soit en retour abaissée au seul rôle de sujet de cinéma par les cinéastes. Cela montre à la fois les prétentions de ceux qui pratiquent cette forme abâtardie du cinéma qu’est le story-board et comment les jugent ceux qui font du cinéma. Quiconque s’intéresse au cinéma le préfère au story-board, quiconque s’intéresse à la bande dessinée la préfère au story-board.

Bazooka n’apportait rien d’essentiellement nouveau à la bande dessinée. Si ses maigres réussites techniques ont pu éblouir, cela tient moins à son originalité qu’à l’évident retard pris par la bande dessinée dans ce domaine. L’apport de Bazooka ne fut rien d’autre qu’une timide intrusion, dans le monde de la bande dessinée, de techniques et d’attitudes déjà longuement éprouvées ailleurs. Un long travail de réajustement technique reste à entreprendre dans cette réserve. Quelle nouvelle avant-garde canon apportera à ses contemporains ébahis, comme seule justification de son existence, la simple réalisation d’une nouvelle technique inédite ? Les avant-gardes artistiques se sont jusqu’ici – à de rares exceptions près, mais combien remarquables – toujours définies comme des séparations techniques réalisées. La bande dessinée ne manquera pas de connaître des avant-gardes qui auront pour seul projet de se spécialiser dans la réalisation d’une technique séparée.

Bazooka n’a pu représenter la « modernité » à son époque qu’aux contemporains qui le voulaient bien. Bazooka n’était pas un groupe novateur, n’apportant rien de nouveau, il a dû se mettre en spectacle pour laisser en coulisse sa misère réelle et attirer, par ce tohu-bohu, l’attention de personnes qui n’avaient rien à découvrir dans ce qu’il faisait semblant de proposer. Bazooka ne fut pas une avant-garde, mais son imitation (« La démarche du groupe que certains ont pu rapprocher de celle de Dada et des surréalistes, fut tout à la fois anarchiste, réactionnaire, sceptique et nihiliste », T. Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975). C’est bien parce qu’il fut une imitation des avant-gardes passées qu’il put les imiter toutes. S’il fut moderne, ce fut moins pour ce qu’il a fait semblant d’apporter à la bande dessinée, que par sa stratégie publicitaire. En quoi, Bazooka sent bien son époque: il sut parfaitement vendre un produit qui n’existait pas, ce en quoi il a parfaitement réussi.

– 3 –

C’est une bonne chose que des critiques et des revues nous attaquent avec une violence rarement observée dans ce territoire, cela prouve s’il était besoin que derrière l’épaisse entente cordiale et l’infecte courtoisie généralement répandue en dépit du bon sens, ces gens savent quand même émettre un jugement. Qu’ils commencent à penser contre Dorénavant et la génération suivante apprendra à penser la bande dessinée. Cela vaut bien la quantité d’exaspération et d’agacement publiée sur notre compte à tort et à travers.

« Eux aussi, ils savent que rien n’est plus fatigant que d’expliquer ce que tout le monde devrait savoir. » (Ch. Baudelaire)

Beaucoup ont raconté, peu se sont exprimés.

Exprimer ce qui ne peut l’être de manière convaincante par le seul travail des mots (travail dans À Présent) : « Tu ne cherches pas à raconter des histoires, mais à mettre au point un langage pour t’exprimer autrement » (B. Kaplan, lettre d’août 1986).

Forme particulière de la myopie particulièrement répandue en ces temps d’abdication de la pensée: confondre la bande dessinée avec ce qui se réclame d’elle (cartes postales, sérigraphies, illustrations, gadgets à trois sous, etc.).

Un rébus est fatalement de la bande dessinée, c’est même une forme intéressante de la bande dessinée.

« Pour écarter tout malentendu, il importe de souligner dès le départ qu’il s’agit, dans les pages qui suivent, d’étudier ceux des courants contemporains qui paraissent avoir une portée universelle, et non de dresser un tableau de l’activité des historiens dans différents pays du monde. Une bonne part de la production courante – pour ne pas dire les neuf dixièmes – est sans originalité quant à la démarche fondamentale ; et si notre savoir s’en trouve souvent sensiblement enrichi, on ne saurait dire qu’elle renouvelle l’orientation ou la méthode de la recherche historique, ce à quoi d’ailleurs elle ne vise pas. Aussi pour brillants que soient certains de ces travaux, il n’en sera pas spécifiquement mention dans ces pages. » (Geoffrey Barrac1ough, Tendances actuelles de l’histoire)

4

N’ayant pas de pensée, il s’efforçait de démontrer que celle des autres était incohérente.

Visit to Amsterdam. – Deux façades de maison d’Amsterdam. Utiliser les fenêtres comme des images à investir. Image globale: façades d’Amsterdam. Chercher d’autres supports ready-made d’images à investir (cartes géographiques, plans de ville: Venise, Stockholm, etc.).

M.C. Escher.

L’expression commence par un refus, on nomme ce qu’on refuse avant d’exprimer ce qu’on désire.

« Écrire n’est pas un métier: tout art doit rester une aristocratie. La littérature-métier est déshonorante » (Paul Léautaud). L’art-artistocrate tend à une forme particulière du mandarinat; l’art métier est un collier. À bas les chiens de râtelier !

« Cet in-folio de quatre pages, heureux ouvrage que la critique elle-même ne critique pas » (Edgar Poe). Nous avons le rare privilège dans Dorénavant de tenir un discours qui n’est critiqué par personne.

« Le hasard est le plus grand des romanciers » (H. de Balzac). Of course !

Utiliser les Lettraset comme éléments agissants. Planches d’À Présent.

Pour le reste, the proof of the pudding will have been the pudding itself.

Prendre le plan géographique d’une capitale (Amsterdam, Paris, Stockholm, etc.), et investir les espaces des quartiers comme des images d’une bande dessinée ayant justement pour sujet la capitale choisie.

Je suis à la recherche de mon propre langage. « A présent » est le récit de cette prise de la parole.

– 5 –

[Un territoire sous-développé de l’expression]. – L’idéologie bédé de la bande dessinée, c’est ce mouvement qui entraine son territoire à ne réaliser et à ne concevoir que des ouvrages en parfaite adéquation avec l’image de la bande dessinée. C’est la bande dessinée pratiquée de telle manière qu’elle ressemble à l’idée qu’un individu extra-muros au territoire se fait d’elle: telle qu’elle correspond à sa représentation.

L’envers de ce poids de l’idéologie bédé, c’est qu’il suffit à une bande dessinée de ne pas ressembler à l’image représentée du genre pour ne pas être comprise comme étant de la bande dessinée.

Si réaliser une bande dessinée débarrassée de ses principaux éléments de réification, c’est très probablement tenter un dépassement de la misère de la bande dessinée contemporaine, dont le sous-développement du territoire est la conséquence immédiatement tangible, et poser les premières esquisses d’une bande dessinée moderne encore à la recherche de son vocabulaire et de sa grammaire, c’est surtout dans les conditions présentes, réaliser quelque chose qui ne pourra être compris ni considéré comme de la bande dessinée.

L’idéologie bédé remodèle le territoire de la bande dessinée à son image, de sorte que la réalité de la bande dessinée ne peut paraître qu’étrangère au territoire. On mesure à cet écart entre ce que le langage de la bande dessinée tend à devenir et ce qu’on lui interdit d’être, très précisément la ligne de fissure et la raison de colères à venir.

L’idéologie bédé n’a jamais été aussi forte que depuis que le territoire de la bande dessinée s’est constitué en un incroyable marché à investir, montrant en concentré dans un petit territoire le sort accordé à la création dès lors que l’histoire n’appartient plus qu’à la marchandisation. À partir du moment où ce qui est désormais considéré comme de la bande dessinée ne l’est plus que dans la mesure où cela correspond à son image, la bande dessinée contemporaine parle tout entier le langage de son idéologie, à tous les points de son territoire.

Dans ce contexte, les recherches pour renouveler. le langage de la bande dessinée et lui rendre un nouveau mouvement ne peuvent apparaître, dans ce miroir déformant, qu’étrangères à la bande dessinée ; et tout porte à croire que cette obscurité va durer encore. Il n’y aura, en bande dessinée, de véritables recherches pour renouveler le langage et lui permettre de survivre comme langage d’expression, que résolument contre l’idéologie bédé, telle qu’elle est aujourd’hui triomphante, prudhommesque, enivrée par ses succès marchands. Dans cette bataille, il y aura difficilement de conciliation possible.

[Le respect de la marchandise]. – Le verrouillage du territoire de la bande dessinée par le carcan de l’idéologie bédé n’est, bien sûr, pas étranger à la complète mise en orbite du territoire au seul déplacement de la marchandise. Le repli caricatural de la bande dessinée sur son image médiatisée est à interpréter en relation avec la constitution du territoire comme supermarché, où ce qui importe n’est pas de sensibiliser les gens aux différentes régions du territoire pour assurer une longue durée, mais bel et bien, dans toute sa brutalité conquérante et son goût pour l’immédiat et l’artifice, de vendre de la bédé. Durant ce Moyen Âge obscur de la marchandise bande dessinée, les intéressés sont peu regardants sur les moyens utilisés pour parvenir aux fins.

L’évidence marchande en bande dessinée, c’est que tout ce qui n’entre pas dans l’orbite de la marchandise est par conséquent en périphérie de la création, qu’il n’y a de création véritable qu’en accord avec les exigences marchandes, et que le critère de valeur en bande dessinée est tout entier dans le degré de soumission à la marchandisation. La contrepartie de ceci, c’est que ce qu’on appelle communément J’histoire de la bande dessinée est peu à peu dépossédée de son caractère historique, pour ne plus être qu’une histoire détournée, mise au service du mouvement marchand dont la puissance d’attraction est si forte qu’il semble pouvoir briser sans effort apparent tour rapport initial à la création et au langage.

N’en déplaise à certains, à une époque où les seuls intérêts marchands tendent à déterminer le mouvement particulier de chaque chose, il reste des voies à explorer que l’intelligence de la marchandise ne peut ni comprendre ni expliquer.

[Le story-board]. – On a beaucoup abusé du story-board en bande dessinée, au point de ne plus concevoir de création possible hors de lui. Par esprit de corps, de conformisme et par crainte, non seulement on est parvenu à repousser aux périphéries de la création toute bande dessinée qui s’aventurerait à ne pas en parler le langage, mais aussi et surtout, on en a presque effacé l’hypothèse.

Né d’une conception cinématographique de la bande dessinée, par là, d’une conception cinématographique de la narration, de l’agencement des images et de la relation du texte à l’image, le story-board ne permet à la bande dessinée que de rattraper son retard en narration sur le cinéma. Le story-board en bande dessinée, c’est du story-board séparé du cinéma, parlant le langage du cinéma.

Il est fait ici une distinction fondamentale entre story-board et narration. Le story-board n’est qu’une des formes de la narration en bande dessinée, de même que la narration n’est en bande dessinée qu’une forme possible d’expression. C’est en tant qu’attribut de l’idéologie bédé que le story-board a conquis son hégémonie sur les autres formes de narration; mais de la même façon que le story-board s’est s’imposé comme principale forme de narration parmi les formes possibles de narration, de même la narration s’est également imposée comme principale forme d’expression parmi les autres formes possibles en bande dessinée, réduisant les autres à une survie périphérique.

[Des recherches sur le langage]. – Un malentendu regrettable en bande dessinée a été de confond te le langage de la bande dessinée avec les manières de l’investir, et à partit de là de conclure que les différentes façons de parler son langage relevaient de langages différents et non pas de celui unitaire de la bande dessinée. On a ainsi opposé la bande dessinée à la photographie, c’est-à-dire une forme (la bande dessinée) à un moyen (la photographie). Bien souvent, il ne s’agissait que d’opposer des manières différentes d’investir un même langage.

On peut raisonnablement situer la bande dessinée à l’exact point de rencontre, d’une part, de la mise en rapport d’images séparées juxtaposées (quels que soient les moyens techniques employés) et, d’autre part, de la mise en relation du texte et de l’image (quelles que soient les façons d’agencer le texte avec l’image), c’est-à-dire, à leur nœud de tension. La bande dessinée se caractérise ainsi par sa position de carrefour à la rencontre de différents territoires de l’expression. La taille et la forme même du support d’une bande dessinée sont mobiles; d’ailleurs tout est mobile dès lors qu’on explore de fond en comble le langage de la bande dessinée moderne.

La bande dessinée moderne naissante ne peut apparaître que débarrassée de l’idéologie bédé. C’est précisément cette opération d’ablation qui lui permettra de redécouvrir le sens d’expériences passées et contemporaines qui ne peuvent que l’intéresser au plus haut point. On peut, dès à présent, avancer que l’avenir de la bande dessinée moderne dépendra de la réussite ou de l’échec de cette opération chirurgicale. Pour le moment, la bande dessinée s’est montrée d’une hostilité étonnamment agressive vis-à-vis des différentes formes qu’a pu prendre, en apparaissant ici et là, la bande dessinée moderne balbutiante. En définitive, elle s’est montrée hostile au renouvellement de son propre langage, ouvrant, de ce fait, une bien étrange période de nuit.

Barthélémy Schwartz
Ces notes ont été publiées dans L’Eprouvette n°2 (L’Association, 2006).
(Les notes 1 ont été préalablement publiées dans « Notes sur la bande dessinée », Dorénavant n°1 (mars 1986) ; les notes 2 dans « Notes sur la bande dessinée », Dorénavant n°2 (juin 1986) ; les notes 3 dans « Notes sur la bande dessinée », Dorénavant n°3 (septembre 1986) ; les notes 4 dans « Notes sur la bande dessinée », Dorénavant n°4 (décembre 1986) ; et les notes 5 dans « Une Période de nuit : l’idéologie bédé », Labo n°1 (Futuropolis, 1990).)