Simulacre d’avant-garde

(publié dans la brochure Un art d’économie mixte, Ab irato, 1997)


Un itinéraire exemplaire : celui de Mister Home

Né en 1962 en Angleterre, Mister Home est un écrivain qui a écrit plusieurs romans. Après avoir participé au néoisme, mouvement informel et mou originaire des États-Unis qui faisait de la négation de l’art sans contestation sociale, sorte de « situationnisme » à l’américaine combiné de sous-fluxus, mais auquel il a essayé d’apporter un peu de critique sociale, Mister Home a lancé plusieurs « festivals du plagiat ». En 1988, il publie The assault on culture, histoire documentée mais extrêmement brève des avant-gardes artistiques radicales depuis la seconde guerre mondiale (Cobra, le Lettrisme, l’Internationale Lettriste, l’Internationale situationniste, le premier Fluxus, Gustav Metzger, le mouvement provo à Amsterdam, Motherfuckers, etc.).(1) La principale faiblesse de cet essai venait d’une part de l’occultation volontaire et exagérée de l’influence du surréalisme sur une partie de ces groupes, et d’autre part d’une très fâcheuse propension de l’auteur à se servir de l’histoire de ces avant-gardes pour glorifier son propre itinéraire et l’historiser.

Entre 1990 et 1993, Mister Home participe à la « Grève de l’art », qui consiste pour quelques artistes liés au néoisme à ne rien commercialiser durant la période indiquée. Ce qui ne l’empêche pas, en contradiction avec ce qui précède, de publier en 1991 à la fois un roman, Defiant Pose, et un essai, Neoist Manifestos, the Art Strike papers. Dès la fin de la « grève de l’art », signe que celle-ci est bien finie et qu’il est temps de faire valoriser historiquement cette aventure auprès des instances de légitimation artistique, il prononce une conférence sur la « Grève de l’art » au Victoria & Albert Museum (Londres). Mister Home, en effet, ne s’embarrasse pas des problèmes de cohérence. A cette date, il constitue l’Alliance Néoiste, groupe avant-gardiste contestataire issu du néoisme, qui contribue à la recréation, trente-cinq ans après, de l’Association Psychogéographique de Londres (LPA) créée à l’origine par le situationniste anglais Ralph Rummey en 1957. Pour ceux qui ignore l’histoire de la création de l’Internationale situationniste, il convient de rappeler que le LPA avait été constitué pour la forme, afin de renforcer le caractère international de la conférence unificatrice de 1957 à Cosio d’Arroscia (Italie), qui avait vu l’Internationale Lettriste de Guy Debord, le Mouvement International pour un Bahaus Imaginatiste (MIBI) d’Asger Jorn, et le LPA de Ralph Rummey fusionner pour constituer l’Internationale situationniste.(2) Cette tentative de faire revivre le LPA semble surtout motivée chez Monsieur Home par le souci de bénéficier d’une image d’avant-garde supposée attractive et peu chère payée, à une époque de revival situationniste. L’Association Psychogéographique de Londres-bis version Monsieur Home, ainsi que l’Alliance néoiste, se veulent, en effet, sérieusement de nouvelles avant-gardes. Dans son « introduction à l’édition polonaise de The assault on culture » (1993), Mister Home toujours soucieux d’auto-promotion historique à bon marché n’hésite pas à affirmer que « la (re)formation du LPA [par lui] pourrait bien être l’événement le plus important de ces dernières années, qui pourrait revitaliser l’avant-garde. » Rien de moins. Il est clair que pour Mister Home cette avant-garde a vocation à être l’avant-garde de cette fin de siècle. Quand le même écrit, sous le pseudonyme collectif de Karen Eliot, que « Home est probablement le seul anglais vivant possédé par le génie » (Rouge, ndeg.17, été 1994), il est très probable qu’il le pense réellement…. Le danger qui a déjà atteint Mister Home, c’est d’être quelque chose d’hybride entre un faux Guy Debord et un vrai Jean-Edern Allier.

En 1994, le LPA-bis et l’Alliance Néoiste appellent à la création d’une Nouvelle Internationale Lettriste, suivi deux ans plus tard d’un « Premier Congrès », qui a lieu en Italie parce que Mister Home ne peut imaginer d’autre pays que celui choisi par les membres de l’Internationale situationniste pour leur premier congrès constitutif en 1957. Depuis plusieurs années, en effet, Monsieur Home et ses divers pseudonymes (Karen Eliott, Luther Blisset, etc.) cherchent à travers l’expérience du néoisme, de l’Alliance Néoiste, du LPA-bis, de l’Internationale lettriste-bis, à revivre l’épopée des avant-gardes, mais à une époque où celles-ci, de même que les jolies couleurs métalliques des couvertures de l’Internationale Situationniste n’existent plus, et n’apparaissent plus qu’occasionnellement sous la forme de remake, de farce ou de simulacre.

Ecrivain qui commence à bénéficier d’une micro-reconnaissance médiatique élargie (Booksellers, Litterary Times, etc.), Mister Home a besoin de faire valoriser son travail d’auteur d’avant-garde auto-proclamé par les instances de légitimation artistique. Les micro-medias le reconnaissent déjà comme un « auteur culte et une autorité dans l’avant-garde artistique » (Impact, Londres, septembre 1995). Cette reconnaissance l’oblige à effectuer quelques contorsions, Mister Home soigne ainsi une image totalement factice d’activiste dans les milieux de la contestation, parce que cela contribue à crédibiliser son image d’auteur d’avant-garde auprès des instances publiques qui le valorisent. Comme tout cet activisme de la subversion de pacotille n’est que du simulacre, dont la seule finalité est à terme une intégration culturelle déjà commencée, Mister Home agit de façon désordonnée. Comme tout écrivain et artiste d’économie mixte, il est un habitué des institutions culturelles qui le valorisent : contribution en 1989 à l’exposition consacrée à l’Internationale situationniste à l’Institut of Contemporary Art (Londres), conférence en 1993 sur la « grève de l’art » au Victoria & Albert Museum (Londres), lecture en 1996 de son dernier roman à l’Institut of Contemporary Art, etc. Naturellement, effet pervers de ce simulacre de l’avant-garde, les pinces-fesses mondains des interventions publiques de Mister Home dans les institutions culturelles sont régulièrement perturbées et chahutées par des individus issus de ces milieux subversifs dont il fait semblant de se réclamer (3) Opposant auto-déclaré – mais pour rire – de la « société du spectacle », toujours en quête de reconnaissance culturelle sonnante et trébuchante, Mister Home ne déteste pas tremper sa plume dans l’encre de la presse médiatique qui sait reconnaître un des siens (The Independent, Vague, etc.) ou pointer son nez dans les lucarnes télévisées de quelques émissions à la mode. Dans ces conditions et vu ce qui précède, on ne s’étonnera pas de trouver dans les écrits de Mister Home et dans ses actes la même absence de profondeur et de pertinence que l’on trouve habituellement dans la pensée médiatique de notre époque, ni d’y lire les mêmes incohérences et douteuses juxtapositions d’idées, les mêmes raccourcis abusifs et évasifs, les mêmes conclusions hâtives, c’est-à-dire le même spectacle.

Mister Home qui rêve de créer une avant-garde comme Guy Debord et de connaître une réussite sociale et médiatique comme Philippe Sollers, ne sort finalement pas des limites des avant-gardes d’art d’économie mixte, en y ajoutant une touche personnelle d’imbécillité congénitale et de copie laborieuse des avant-gardes radicales artistiques du passé. L’itinéraire exemplaire de Monsieur Home se résume finalement dans ces quelques lignes de Lichtenberg : « le seul défaut des oeuvres de réelle valeur, c’est qu’elles en suscitent ordinairement beaucoup d’autres mauvaises ou simplement médiocres. » (Cahier d’aphorismes, 1764-1771).

Notes :

(1) – The assault on culture, Unpopular Books, 1988 ; AK Press, Londres, 1991.
(2) – Potlach, n°29, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, p. 249, Paris, Allia, 1985 ; Folio-Gallimard, Paris, 1996.
(3) – Intervention du collectif The Anti-Deception committee à l’Institute of Contemporary Art en mars 1996, suivie d’une intervention policière à la demande de l’ICA sensée protéger ses invités des perturbations extérieurs au monde de la culture subventionnée. (The Anti-Deception committee, BM Chronos, London WC1N 3XX).

(publié dans la brochure Un art d’économie mixte, Ab irato, 1997)
(repris sur le site Absoluto à l’iniative du site)