Avant garde et économie mixte

(publié dans la brochure Un art d’économie mixte, Ab irato, 1997)

Les avant-gardes d’art d’économie mixte

Succédanées de la conception bolchevique et autoritaire de l’organisation, les avant-gardes artistiques radicales ont eu leurs heures de gloire entre les deux guerres, mais se sont prolongées jusque dans les années 50-60. Elles ont eu leur « période héroïque » du temps des surréalistes qui ont dans les années 30 ignoré les critiques marxistes et anarchistes du bolchevisme, préférant Trotsky à Pannekoek. Elles ont eu leur « période malheureuse » après la seconde guerre mondiale du temps des situationnistes, contraints dans les années 60 à s’affirmer comme une avant-garde qui renoncerait à ses prérogatives d’avant-garde .

Les avant-gardes artistiques radicales de la première moitié du siècle (dada, le surréalisme, l’expressionnisme allemand, etc.) se caractérisaient par la combinaison de la création, de la critique de l’art comme sphère séparée de l’activité sociale, et de la critique sociale. En l’absence de changement radical de la société capitaliste durant cette période, malgré les révolutions avortées en Russie, en Italie, en Allemagne et en Espagne, ces avant-gardes ont permis paradoxalement un renouvellement sans précédent de l’art et de la culture. Le surréalisme a été, ainsi, la première avant-garde radicale à être confrontée en temps réel aux mécanismes de l’intégration culturelle. L’accueil très favorable que la critique a réservé à Nadja (1928) a été un premier symptôme de ce processus, qui a conduit André Breton à réagir énergiquement par la publication du Second Manifeste du Surréalisme : « La très faible mesure dans laquelle, d’ores et déjà, le surréalisme nous échappe n’est, d’ailleurs, pas pour nous faire craindre qu’il serve à d’autres contre nous« , et à en appeler à « l’occultation profonde, véritable, du surréalisme [en proclamant] en cette matière le droit à l’absolue sévérité. Pas de concession au monde et pas de grâce. » Mais dans un monde que plusieurs révolutions avortées n’ont pas été à même de changer radicalement, le surréalisme n’a pu aboutir qu’à la production d’œuvres dont la valorisation a accompagné son intégration dans la culture. La subversion de la société par l’art radical, qui exprimait dans la culture la radicalisation de la société, s’est individualisée comme renouvellement de la culture dès lors que la révolte sociale a été mise en échec. L’intégration dans la culture a alors été son unique perspective. De ce point de vue, l’expérience situationniste rappelle l’aventure surréaliste : quand Guy Debord s’est suicidé en 1995, il avait déjà été intégré dans la culture en bloc, comme écrivain, comme révolutionnaire, comme artiste, comme cinéaste, comme situationniste, comme intellectuel. Le peu d’œuvres réalisées, quelques films, quelques livres, une attitude et un ton, ont suffi au bonheur vite rassasié de la consommation culturelle. Dans le cadre d’un monde qui n’a pas été essentiellement transformé, le surréalisme et l’Internationale Situationniste ont réussi, mais cette réussite s’est retournée contre eux qui n’attendaient rien que du renversement de l’ordre social dominant. Pour qu’il en fût autrement, il aurait fallu que les périodes d’agitation sociale ne relancent pas, par leurs échecs successifs, l’économie capitaliste mais qu’elles y mettent un terme. Ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici.

Les avant-gardes artistiques qui se sont déployées après la seconde guerre mondiale, à l’exception de l’I.S. qu’il faut considérer différemment, sont aux avant-gardes radicales ce que l’instrument sans lame auquel il manque le manche est au couteau de Lichtenberg. L’art contestataire qui s’est développé à partir de la fin des années 1960 et pendant les années 1970 (body art, art conceptuel, land art, happening, arte povera, etc.), s’est constitué en réaction au marché, et pour échapper à ses obligations. Il s’est délibérément orienté vers des formes artistiques expérimentales qui cherchaient à dépasser les contraintes marchandes de l’art des galeries et des ventes aux enchères (art dans la nature, art sans production d’objet d’art, art comme idée, l’artiste comme oeuvre, etc.). Mais cet art dit d’avant-garde n’a pu s’imposer que grâce à l’intervention décisive et soutenue des institutions publiques qui lui ont donné des espaces hors du marché pour s’exprimer (Centre d’art contemporain, Musée, Ministère, etc.), et des moyens financiers pour exister et travailler (commandes publiques, subventions, collections, etc.).(1) L’espace des institutions publiques est ainsi devenu le terrain d’intervention privilégié de ces avant-gardes d’art d’économie mixte, que ce soit pour y faire scandale ou pour s’y développer, parce que c’est le terrain de leur valorisation. Sans demande sur le marché correspondant à leur offre, elles ont besoin des institutions publiques pour se valoriser comme avant-gardes, avant de s’épanouir dans les subtilités du marché, à moins que tout à fait coupées de celui-ci et de ses débouchés, elle ne trouvent finalement leur salut dans le seul marché public. L’existence de cet art séparé du marché suppose un effort des institutions publiques pour le soutenir et des moyens appropriés pour mettre en œuvre cette politique (Délégation aux arts plastiques, Fonds d’incitation à la création, décentralisation, etc.) (2).

L’opposition de ces artistes d’avant-garde au marché, bien sûr, est factice. Leur assurance a l’épaisseur des moyens des subventions publiques qui leur sont accordées. L’économie mixte se caractérise, en effet, par un effort soutenu de l’État dans l’économie pour pallier aux défaillances du marché dans la réalisation de la plus-value. En art d’économie mixte, l’État donne aux avant-gardes d’art les moyens de ne pas dépendre du marché, et le luxe éventuellement de s’opposer à lui, mais ces moyens ne sont pas différents de ceux que l’État utilise pour soutenir l’économie privée en général : ils proviennent d’une fraction du capital privé que l’État s’approprie sous forme d’impôts ou de prêts. « L’État accroît la `demande effective’ en achetant à l’industrie privée, et finance ses achats soit par l’impôt, soit par des emprunts émis sur le marché des capitaux. Dans le premier cas, il ne fait que transférer au secteur public de l’argent gagné dans le secteur privé, ce qui peut modifier à certains égards l’orientation de la production, mais sans l’augmenter nécessairement. Dans le second, ses achats peuvent avoir le même effet, mais à cette augmentation de la production correspond un accroissement de la dette publique, consécutif au `financement par le déficit budgétaire’. » (Paul Mattick). (3) L’État permet aux artistes qu’il soutient de ne pas dépendre du marché, mais cela n’est rendu possible que parce qu’il est à même d’accaparer une partie de la plus-value produite par le privé, et de le redistribuer de façon à induire une demande inexistante sur le marché privé parce que non valorisante. Ainsi, finalement, subventionné par les fonds publics ou produisant pour le privé, l’art d’économie mixte dépend toujours, en dernière analyse, du marché privé, de ses croissances et de ses crises. Quand bien même il croit s’opposer à lui, protégé par les musées, les centres d’art contemporain et les ministères.

Notes :

(1) – Raymonde Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, Flammarion, Paris, 1992.
(2) – Gérard Monnier, l’art et ses institutions en France, de la Révolution à nos jours, Gallimard, Paris, 1995.
(3) – « Les limites de l’intégration » (1969), in Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI, Paris, 1972. Épuisé.

(publié dans la brochure Un art d’économie mixte, Ab irato, 1997)
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